Draw your life [PV Takuo]

Le ciel était gris. Le soleil qui, le matin même, avait réveillé les étudiants de Kyôgaku s’était à présent caché derrière un océan oscillant entre le gris et le noir. Les lycéens s’étaient pour la plupart réfugiés dans les dortoirs, et les jardins étaient désormais vides.
Ses pas claquant sur les allées, Akito avançait seul, perdu dans ses pensées. Les traits tirés, étouffant un bâillement, il ressemblait à quelqu’un qui n’avait pas dormi depuis des jours, et pour tout dire, ce n’était pas tout à fait faux. Il avait fait le mur la nuit dernière, et était parti en vadrouille dans les rues de Tokyo, à la recherche d’une aventure qui le sortirait de son morne quotidien. Il avait donc fini par atterrir dans un bar, puis après quelques verres et de sympathiques rencontres, il s’était retrouvé dans le lit d’une charmante inconnue au porte-monnaie bien rempli qui lui avait payé les consos et l’hôtel, en échange d’une nuit plutôt torride. Il était reparti au petit matin, laissant à côté de la belle endormie un « merci » avec son numéro de téléphone. Après tout, il s’était bien amusé cette nuit-là, pourquoi ne pas recommencer ?

Il n’avait pas eu cours de la matinée, ce qui lui avait permit d’éviter les explications avec ses professeurs pour son uniforme débraillé, les regards amusés ou critiques de ses camarades, bref toute sorte de petits désagréments dont il se passait volontiers. Il avait donc eu le temps de repasser vite fait au dortoir prendre une douche et se changer. A présent coiffé, lavé, habillé d’une chemise sous un pull gris souris sans manche et de son pantalon d’uniforme, il pouvait sortir sans avoir l’impression de sentir le chacal.
L’air frais lui avait donné envie de dessiner. Il s’était intéressé tardivement à cet art, à partir du moment où il était rentré à Kyôgaku. C’était l’une des rares matières dans lesquelles il suivait les cours avec intérêt, et sans être excellent, il pouvait se flatter d’avoir un niveau plutôt bon. Muni d’un carnet, d’un crayon et d’une gomme, il avait décidé de passer le reste de sa journée à dessiner dans le parc. Il avait donc sillonné ce dernier, cherchant des endroits propices à la quiétude requise pour dessiner, et s’était arrêté plusieurs fois, après avoir trouvé un endroit idéal.

Cela faisait donc plusieurs heures qu’il se trouvait dehors quand les nuages firent leur apparition. Sentant la pluie venir, il chercha alors un endroit où se réfugier, sans pour autant avoir à retourner au dortoir. Après quelques instants de réflexion, il décida de s’abriter dans l’amphithéâtre.
Arrivé devant, le jeune homme contempla l’imposant édifice, et poussa la lourde porte. Cela faisait un moment qu’il n’était pas entré là, le théâtre ne l’intéressant guère. Il jouait un rôle tous les jours, à quoi bon une scène ? Mais s’il venait rarement, il était toujours impressionné par la beauté des lieux, et leur tranquillité. Il se sentait en sécurité ici, à l’abri de tous les dangers extérieurs. Lentement, il descendit les marches qui menaient à la scène, et s’arrêta devant. Il n’avait jamais vraiment compris l’intérêt qu’on pouvait avoir à se glisser dans la peau d’un personnage, sans en tirer d’avantages. Ou peut-être n’avait-il jamais vraiment cherché à comprendre. Etre quelqu’un d’autre, il l’était tous les jours. Mais en même temps, ce quelqu’un d’autre était devenu lui au fil du temps, si bien qu’ils se confondaient, et que par moment, il ne savait plus qui il était. La faute à son père, évidemment. S’il ne l’avait pas surpris ce jour-là, s’il ne lui avait pas dit ces mots, il serait resté innocent, il serait toujours avec Saiko, il… sans qu’il s’en rende compte, ses poings s’étaient serrés, et son corps entier s’était crispé. Il détendit ses muscles, reprit son expression nonchalante. Il ne fallait pas qu’on le voit perdre son sang-froid. Sûr de lui en toute circonstance, tel était son credo.

Une envie soudaine lui prit. S’asseyant dans un des fauteuils du premier rang, il prit son carnet et son crayon et commença à esquisser des traits. Pour une fois, lui aussi allait jouer du théâtre. Mais lui allait le jouer sur sa feuille, donnant vie à ses personnages. Il allait mettre en scène son histoire.

Akito avait presque fini l’esquisse de la scène lorsqu’il entendit la porte de l’amphithéâtre s’ouvrir. Il ne leva pourtant pas la tête pour voir qui était le nouvel arrivant, concentré sur son dessin. D’autres feuilles étaient éparpillées à ses pieds, et l’on pouvait distinguer des hommes et des femmes dans des poses diverses et variées. Si on regardait bien, on pouvait distinguer des personnages récurrents, dans diverses positions, divers vêtements. Certaines feuilles étaient déchirées, d’autres couvertes de traits agacés qui masquaient les esquisses. Mais peu de dessins étaient réellement achevés.

Le jeune homme n’avait pas vu le temps passer, il fut donc un peu surpris lorsqu’il s’aperçut qu’il était là depuis déjà deux heures. En entendant des pas de résonner dans la salle, Akito se redressa, et penchant sa tête légèrement en arrière, il la tourna pour voir arriver l’intrus.
Ce dernier avait une dégaine singulière, c’était le moins qu’on puisse dire. Grand, trempé de la tête aux pieds, la chemise qui lui collait au corps révélait ses tatouages. Ce qui retint surtout l’attention du jeune dessinateur, ce fut le pull sur la guitare que le nouvel arrivant portant sur le dos. Un léger sourire flotta sur son visage, c’était sûrement un des amoureux de la musique de son dortoir. Son visage lui disait vaguement quelque chose, ils avaient dû se croiser dans les couloirs un jour ou l’autre. En tout cas, il avait une allure intéressante. Pas vraiment le type d’Akito physiquement parlant, mais il pouvait se révéler intéressant par la suite. Il comptait bien voir ça.

Le garçon reporta son attention sur son dessin. Il ne l’avait pas tout à fait fini, mais il ne le finirait sûrement pas maintenant. Il était quasiment sûr que celui qui venait d’arriver allait venir lui parler. Au pire, lui le ferait. Le regard cherchant nonchalamment ce qu’il allait bien pouvoir rajouter sur son dessin, il vit avec une satisfaction parfaitement dissimulée sa prédiction se réaliser. C’était donc rare que quelqu’un vienne ici ? En tout cas, c’était rare que lui vienne ici. Ce n’était pas un de ses lieux favoris, mais il préférait ça à se faire tremper dehors. Akito leva lentement les yeux vers son interlocuteur, et fixa son visage avec un léger sourire amical, attendant qu’il dise encore quelque chose. Le ton enjoué avec lequel ce dernier s’enthousiasma pour son dessin lui arracha un petit rire. Il ne répondit pas tout de suite, mais posa son bloc à dessin et ses crayons sur le fauteuil à côté de lui avant de se lever. Il alla se poser dos à la scène, s’appuyant de ses deux mains sur le bord, et continua de regarder avec un sourire malicieux le jeune garçon en face de lui.

« Avant de demander à un inconnu une faveur, n’est-il pas d’usage de se présenter ? »

Son sourire se fit plus large, et il croisa les bras sur sa poitrine.

« Pour cette fois, je vais donner l’exemple. Je suis Fuuzisha Akito. Ravi de faire ta connaissance, monsieur l’impoli. Quant à ta demande… je crains de ne pas pouvoir l’honorer tout de suite, je déteste montrer un dessin non fini. »

Il décroisa les bras et son sourire disparut. Le jeune homme en face de lui semblait totalement frigorifié. Normal après tout, il était trempé. Il ne comptait pas garder cette chemise sur le dos, si ? C’était à la limite de l’inconscience, il était quasiment sûr de se chopper un rhume comme ça.

« Dis, ta chemise est trempée. Si tu la gardes tu vas attraper un rhume, tu ferais mieux de l'enlever. »

Pour une fois, la raison personnelle de « je veux me rincer l’œil » n’était qu’à moitié à l’origine de sa proposition. Son interlocuteur était mignon, certes, et en y réfléchissant bien, il pourrait parfaitement s’amuser un peu avec lui. Mais à quoi bon s’amuser avec un malade ? Il n’avait pas envie d’attraper des microbes, alors il valait mieux pour tous les deux qu’il enlève sa chemise, voilà tout.